“Adiós a Mamá”
Reinaldo Arénas
(traduction Liliane Hasson)
« En raison de mon état de santé et de la terrible dépression qu'elle me cause du fait de mon incapacité à continuer à écrire et lutter pour la liberté de Cuba, je mets fin à ma vie [...] je veux encourager le peuple Cubain dans l'île comme à l'extérieur, à continuer le combat pour la liberté. [...] Cuba sera libérée. Je le suis déjà. »
Reinaldo Arénas, le 6 décembre 1990
1.
Maman est morte,
déclare Onelia en entrant au salon où nous attendions,
désespérés,
notre tour pour prendre soin de la malade.
Elle est morte,
redit-elle d’une voix étouffée,
lointaine.
Nous la regardons tous,
étonnés,
sans prendre conscience encore de la nouvelle,
et la stupeur récente nous rend muets.
Lentement,
en rang,
nous nous dirigeons vers la grande pièce où elle se trouve
2.
allongée,
sur le dos ; son long corps recouvert jusqu’au menton par le dessus-de-lit monumental que,
selon ses indications précises et guidés par son regard,
nous avons tricoté tous ensemble et que nous lui avons offert pleins d’enthousiasme pour son dernier anniversaire…
Elle est là,
rigide,
pour la première fois immobile,
sans nous regarder,
sans nous adresser le moindre signe.
Raide,
toute pâle.
Tous les quatre,
nous nous sommes approchés doucement du lit et nous sommes restés debout,
à la contempler.
Ofelia se penche sur son visage.
Odilia et Otilia,
à genoux,
lui baisent les pieds.
Finalement,
Onelia va vers la fenêtre et s’abandonne au délire.
Quant à moi,
je m’approche de plus près pour contempler son visage complètement pétrifié,
ses lèvres serrées,
tendues ;
je vais passer la main sur son visage,
mais je crains que son nez ne me blesse,
tant il est acéré…
Maman,
Maman,
crient maintenant Otilia,
Odilia,
Onelia et Ofelia.
De hurlements en sanglots elles lui tournent autour sans cesse,
en même temps qu’elles se frappent la poitrine et le visage,
se tirent les cheveux,
se signent,
s’agenouillent vertigineusement sans arrêter la ronde
3.
à laquelle,
sans pouvoir me contenir,
en vociférant et en me flagellant à mon tour,
je me joins.
Dans un désespoir absolu,
nous passons la soirée et la nuit à gémir autour de maman.
Maintenant que l’aube pointe,
que le jour se lève,
nous continuons à pousser des râles.
À chacun des tours que je fais,
je contemple son visage qui me semble encore plus allongé et bizarre.
Aussi,
lorsque la nuit revient
(et nous n’avons pas cessé de tourner en nous lamentant),
je ne la reconnais presque pas.
Quelque chose,
comme une grimace terrorisée,
douloureuse et terrible
(horrible)
s’est emparé peu à peu de toute sa figure.
Je regarde mes sœurs.
Mais toutes,
imperturbables,
continuent de pleurer et de tournoyer autour du cadavre,
sans avoir perçu de changement et sans montrer de signes de fatigue.
Elles répètent maman,
maman,
elles sont infatigables,
possédées,
comme dans un autre monde.
Moi,
tout en tournant derrière elles
-de nouveau il fait nuit-
je porte mes regards vers le visage noirci…
Maman à l’effeuillage du maïs,
qui organise les différents travaux,
inonde la nuit de l’odeur du café,
distribue du nougat à la noix de coco,
nous promet,
pour demain,
un voyage au bourg :
c’est cela,
maintenant ?
Maman qui nous met à l’abri avant d’éteindre le quinquet,
urine debout sous les arbres,
rentre à cheval en plein déluge avec un régime de bananes fraîchement coupées,
c’est cela ?
Maman sur la véranda,
grande et amidonnée,
embaumant l’herbe,
qui nous appelle pour dîner,
c’est cela ?
Maman qui nous réunissait pour nous annoncer l’arrivée de Noël,
cela ?
Maman qui découpait le cochon de lait,
distribuait la viande,
le vin,
les pâtisseries…
Cela ?
Maman,
qui réparait la gouttière,
juchée sur le faîte de la maison
(nous la regardions,
fascinés)
et qui étalait ensuite devant nous des noix,
des nougats d’Alicante,
des yemas,
des dattes…
C’est cela ?
C’est elle qui sur ce lit,
au milieu
-de nouveau l’aube pointe-
commence à se tuméfier,
en dégageant d’insupportables relents ?
4.
Tout en continuant de tourner près d’elle,
je songe que le moment est venu de nous résoudre à l’enterrer.
Je sors du cercle et,
m’appuyant à la fenêtre fermée,
je fais signe à mes sœurs.
Sans cesser de gémir,
elles m’entourent.
« Nous savons ce que tu dois ressentir,
me dit Ofelia,
Mais il faut aller de l’avant.
Tu ne peux pas te laisser dominer par la douleur,
elle ne te pardonnerait pas cette faiblesse…
Allons,
me dit Odilia en me prenant par la main,
viens avec nous. »
Otillia me prend l’autre main :
« Maintenant plus que jamais,
nous devons rester auprès d’elle. »
Je me retrouve dans le cercle,
à gémir,
à me frapper,
comme elles,
la poitrine des deux mains
-et à me boucher le nez de temps à autre…
Nous continuons ainsi
(il fait sombre de nouveau) ;
elles,
imperturbables,
s’arrêtent de loin en loin pour poser leurs lèvres sur le visage défiguré de maman,
lui prendre une main tuméfiée ou arranger ses cheveux,
étirer sa robe,
astiquer ses souliers et la recouvrir avec le dessus-de-lit monumental sur lequel plane en
permanence un essaim de mouches.
Profitant précisément de la cérémonie de la toilette de maman,
je m’arrête près de mes sœurs qui,
absorbées,
la coiffent une fois de plus,
lui attachent un cordon de soulier que le gonflement avait dénoué,
tentent de boutonner le corsage que sa poitrine,
devenue gigantesque,
déboutonne.
Je crois,
leur dis-je à voix basse tout en me penchant,
que
5.
le moment est venu de l’enterrer.
6.
-Enterrer maman !
me crie Ofelia,
tandis qu’Otilia,
Odilia et Onelia me regardent,
tout aussi indignées.
Comment !
Est-il possible que tu aies pu concevoir une atrocité pareille ?
Enterrer sa mère !
Toutes les quatre,
elles me regardent avec tant de fureur que par moments je crains qu’elles ne se jettent sur moi :
-Maintenant qu’elle est plus proche de nous que jamais.
Maintenant que nous pouvons rester jour et nuit à ses côtés.
Maintenant qu’elle est plus belle que jamais !
-Vous ne sentez donc pas cette puanteur,
et ces mouches ?…
escortée d’Otilia et d’Odilia.
-Une puanteur ?
dit Ofelia.
Comment peux-tu dire que maman,
que notre mère,
pue ?
-C’est quoi la puanteur ?
me questionne Ofelia.
Tu sais par hasard ce que c’est,
la puanteur ?
Je ne réponds pas.
-Viens !
s’écrie de nouveau Ofelia :
lui,
ce n’est qu’un traître.
Elle,
à qui nous devons tout.
Grâce à qui nous existons.
Criminel !…
-Elle n’a jamais senti aussi bon que maintenant
dit Onelia,
en aspirant profondément.
-Quel parfum,
quel parfum
-Odilia et Otilia,
en extase.
C’est merveilleux.
Toutes aspirent profondément en me lançant des regards menaçants.
Je m’approche du corps de maman,
j’éloigne,
momentanément,
l’essaim enthousiasmé de mouches qui bourdonnent furieusement et moi aussi,
j’aspire profondément.
7.
Nous sommes les mouches,
soignées et charmantes.
Venez et adorez-nous.
Notre corps sans tache possède les dimensions précises
qui nous permettent de nous faufiler à travers l’espace et le temps.
Funérailles ou couronnement,
gâteau de noces ou cœur ensanglanté à peine extirpé :
c’est là que nous sommes,
rapides et familières, à ronronner, à jouir du grand banquet.
Aucun vacarme ne nous est étranger.
Aucun climat ne nous est inhospitalier.
Aucun mets ne nous déplaît.
Regardez-nous, regardez avec quelle grâce nous nous élevons au-dessus des
plantations et des jardins
condamnés à disparaître.
Mais nous, immuables,
nous nous posons
tantôt sur le cul d’une reine,
tantôt sur le nez d’un dictateur,
tantôt sur la poitrine ouverte d’un héros, tantôt sur la tête éclatée d’un suicidé.
Oh, venez et adorez-nous.
Voyez avec quel charme nous dansons, scrutons, forniquons sur le tumulus des
dieux les plus anciens,
sur les tribunes des plus récents,
par-dessus les discours enflammés qui retentissent,
par-dessus les têtes terrorisées qui se penchent, entre les mains enchaînées qui
applaudissent les sentences qui les anéantissent.
Regardez-nous tracer des volutes capricieuses, d’insouciantes
voltiges
entre les mers de squelettes qui blanchissent le désert,
sur la longue langue violacée du pendu le plus récent : -Vous.
Regardez-nous, bourdonner aux oreilles de celui qui attend son tour : -Vous ?
Nous buvons le sang frais du crucifié et en un seul tournoiement
nous tombons
ici
pour savourer la tendre cervelle de l’adolescent tout juste fusillé.
Tremblements de terre,
explosions, gels et dégels,
ères qui disparaissent, infamies qui
glorieusement s’implantent et succombent,
et nous, impassibles et triomphales, nous virevoltons.
Citez-moi un égorgement, une fusillade, des funérailles, une
catastrophe, une hécatombe, enfin, une chose digne d’être rappelée
à laquelle nous n'ayons pas participé.
Sur l’excrément et sur la rose, regardez-moi me poser.
Sur le front impérial ou le fœtus abandonné dans le bois, regardez-nous.
Dans les demeures des dieux, je bois et me pavane à mon aise (je règne)
de même que dans la porcherie de la plus déguenillée des putes.
Oh, citez-moi une fleur qui puisse rivaliser de grandeur (de beauté) avec nous.
Regardez-nous donc, après que nous avons savouré héros de la patrie, savants et
truands –tous délectables- nous qui sommes investies de pureté, pondérées et royales, nous élever dans les airs et noircir le soleil par notre gloire.
Je vous défie :
8.
L’essaim de mouches s’abat maintenant sur la bouche de maman.
Cette bouche,
une semaine après sa mort,
s’ouvre démesurément de même que ses yeux et ses narines
-qui lâchent un liquide grisâtre.
La langue aussi,
qui a pris des proportions gigantesques,
sort d’entre ses lèvres
-les mouches,
capricieuses,
ont pris leur envol.
Son front et son cou aussi sont considérablement tuméfiés,
de sorte que ses cheveux semblent se rebeller sur ce territoire tendu qui continue son expansion.
Odilia s’approche et la contemple.
-Qu’elle est belle !
-Oui,
dis-je.
Nous l’entourons tous et commençons à l’admirer.
9.
Elle a éclaté.
Sa figure avait continué de grossir au point de former une boule merveilleuse puis elle a crevé.
De même,
son ventre,
si énorme qu’il faisait glisser continuellement le dessus-de-lit,
s’est ouvert.
Tout le pus accumulé dans son corps nous inonde.
Nous en sommes enivrés.
Les excréments retenus jaillissent aussi à gros bouillons.
Tous les cinq,
nous respirons,
extasiés.
De nouveau,
en nous tenant par la main nous tournons autour d’elle et nous voyons comment des filets
d’humeur et de pus coulent de son nez démesuré,
de sa bouche qui s’est fendue en deux moitiés.
Maintenant son ventre,
qui en s’ouvrant s’est transformé en une sombre flaque qui ne cesse de bouillonner,
exhale aussi des relents délicieux.
Fascinés,
nous nous approchons tous ensemble pour contempler le spectacle de maman.
Les tripes,
qui éclatent encore,
provoquent un grouillement continu ;
les excréments,
baignant ses jambes qui se sont mises à trembloter sous l’effet d’explosions successives,
mêlent leur parfum à celui qu’exhale le liquide noirâtre,
orangé,
vert,
jaillissant à flots de sa peau tout entière.
Ses pieds,
transformés en sphères lisses,
éclatent,
baignant nos lèvres,
qui les baisaient avidement.
Maman,
maman,
crions-nous en tournant autour d’elle,
enivrés par les émanations qui jaillissent de son corps en pleine ébullition.
Au milieu de cette apothéose,
Ofelia,
resplendissante,
s’arrête.
Elle contemple maman quelques instants.
Elle sort de la pièce et
10.
elle revient déjà,
empoignant l’énorme couteau de table que seule maman savait
(et pouvait)
manipuler.
« Je sais,
nous dit-elle,
en interrompant notre cérémonie.
Je sais.
J’ai pu finalement déchiffrer son message.
Maman,
dit-elle à présent en nous tournant le dos et en avançant,
me voici,
nous voici,
fermes,
fidèles,
disposées à tout ce que tu voudras.
Heureuses de nous être consacrées à toi et de pouvoir continuer à le faire,
à toi uniquement,
maintenant et toujours… »
Odilia,
Otilia et Onelia s’approchent aussi et tombent à genoux près du lit en gémissant tout bas.
Moi,
debout,
je reste près de la fenêtre.
Ofelia termine sa harangue et avance jusqu’à se trouver près de maman.
Empoignant des deux mains l’immense couteau elle l’enfouit jusqu’à la garde dans son ventre et
s’écroule,
dans un tourbillon de contractions et de trépignements,
sur l’immense flaque grouillante qu’est devenue maman.
Les gémissements d’Otilia,
d’Odilia et d’Onelia s’élèvent rythmiquement au point de devenir intolérables
11.
(pour moi,
qui suis seul à les entendre).
12.
La merveilleuse odeur des corps pourris de maman et d’Ofelia nous enivre.
Des vers qui brillent s’agitent sur elles deux,
c’est pourquoi nous restons constamment autour d’elles pour voir les changements dont elles
bénéficient déjà.
Je vois comment le corps d’Ofélia,
complètement rongé,
se confond avec celui de maman,
formant une seule masse purulente et obscure qui embaume l’atmosphère.
Je vois aussi les regards envieux qu’Odilia et Otilia jettent sur le promontoire…
Quelques cafards se promènent dans les trous des deux cadavres.
À l’instant,
un rat,
tirant avec force sur le merveilleux promontoire,
a emporté un morceau
(de maman ?
d’Ofelia ?)…
Comme alertées par un même appel,
par un même ordre,
Otilia et Odilia se jettent sur les restes et s’emparent
-toutes les deux en même temps-
du couteau de table.
Au-dessus de maman et d’Ofelia se déchaîne une bataille brève mais violente qui effraie les
rats magnifiques et pousse les cafards à se réfugier dans la partie la plus emmêlée du promontoire.
D’un coup sec,
Odilia s’empare prestement du couteau et,
des deux mains,
elle commence à l’introduire dans sa poitrine.
Mais Otilia,
libérée,
lui arrache violemment l’arme.
« Malheureuse,
crie-t-elle à Odilia,
en se hissant sur le promontoire,
alors comme ça,
tu voulais partir avec elle avant moi…
Je lui démontrerai que je lui suis beaucoup plus fidèle que vous tous. »
Avant qu’Odilia ait pu l’en empêcher,
elle plonge le couteau dans sa poitrine et s’écroule sur le promontoire.
Mais Odilia,
en colère,
extrait l’arme de la poitrine d’Otilia.
«Égoïste,
tu as toujours été une égoïste »,
reproche-t-elle à la moribonde.
Elle enfouit le couteau dans son cœur et meurt
(ou fait semblant de mourir)
avant Otilia,
qui trépigne encore.
Finalement,
toutes les deux,
unies en une furieuse accolade de mort,
restent inanimées sur le promontoire.
13.
Nous sommes les rats et les cafards.
Ouvrez bien vos oreilles :
Les rats et les cafards :
par conséquent, venez et adorez-nous.
Venez et en authentiques dieux du monde, uniques et véritables, respectueusement
révérez-nous.
Louez mon corps de cafard,
corps qui résiste indifférent aux températures les plus abominables.
Corps qui s’alimente, en dernière instance, de son propre corps.
L’obscur, le clair, l’humide, le sec ou le râpeux, sont
pour nous des chemins identiques.
Je rampe mais si nécessaire, je m’envole.
Facilement nous savons remplacer le morceau que l’on arrache de nous.
Je vis en autoconsommation et je m’auto-engendre.
Comme on s’alimente de détritus, rien à craindre : l’avenir nous appartiendra
toujours.
Faisant de l’obscur, du sordide, du sinueux, notre demeure de prédilection, qui pourra nous expulser de l’univers puisque, précisément, il est fait à notre mesure.
Quant à nous, les rats,
quel éloge ne nous est pas dû.
quelle est la louange indigne d’être chantée en notre honneur.
Nos yeux scintillent dans les ténèbres :
l’avenir nous appartient.
Nous habitons dans les parages les plus variés,
nous sommes témoins de tous les enfers.
Point de texte sacré qui nous exclue ni d’apocalypse qui nous élimine.
Nous habitons l’église et le bordel, le cimetière et le théâtre,
la populeuse cité et l’éphémère chaumière.
Prompts, nous naviguons,
inaperçus, nous volons.
Le monde nous appartient d’un pôle à l’autre.
Nous sommes l’âme du château,
la magie du cimetière,
le prestige des hautes toitures,
passagers du tunnel, compagnons du proscrit.
Nous sommes avec le condamné à mort avant et après le supplice.
(Nous habitons près de la victime, nous mangeons près d’elle et ensuite, nous la
mangeons).
Notre activité est incessante. Dans des coffres luxueux, dans des caisses en carton,
au-dessus d’une poutre ou d’un cadavre nous parcourons la terre.
Nous sommes le symbole de l’universel et de l’impérissable.
Ainsi donc, nous sollicitons non pas une couronne, chose éphémère en vérité, non
pas un Etat ou un continent, choses promptes à disparaître.
Nous voulons l’univers entier, splendide ou en ruine, c’est-à-dire l’éternité.
Je vous défie de me nommer une colombe ou une rose, un poisson, un aigle ou un
tigre qui aient pu accomplir de telles prouesses, qui soient les maîtres d’un tel périple. Je vous défie de me nommer quelqu’un, en dehors de nous, qui soit digne de cette apologie.
Je vous en défie.
Quant à moi, divin cafard, créature ailée qui peut habiter sous terre, au plus
profond de l’urinoir ou dans l’inaccessible tour, je vous défie également
de me nommer une fleur, un animal, un arbre, un dieu qui puisse rivaliser de
grandeur et de résistance –de vitalité- avec moi.
Neige ou feu,
Déluge ou désert perpétuel.
Solitude ou tourbillon.
Campagnes antiseptiques et bombardements.
Montagnes, strict asphalte, tuyauteries déconnectées, ruines, palais et sarcophages,
abîmes où le soleil ne pénétra jamais,
oh, citez-moi une rose,
citez-moi une rose
qui puisse égaler ma gloire.
Citez-m’en une, une seule,
une rose.
14.
Le parfum des corps putréfiés de maman,
Ofelia,
Odilia et Otilia s’est emparé de toute la région qui maintenant est un désert enchanteur,
car les répugnants oiseaux,
les papillons dégoûtants,
les fleurs puantes,
les herbes pestiférées et autres arbustes,
ainsi que les arbres immondes,
ont disparu,
se sont flétris,
sont partis honteusement ou sont morts,
en raison
-ce n’est que justice-
de leur infériorité.
Toute cette inutilité chétive et éphémère,
toute cette horreur.
Tout ce paysage inutile,
indolent,
criminel,
a été mis en déroute.
La région est une magnifique esplanade parcourue d’une extraordinaire rumeur :
les allées et venues incessantes des cafards et des rats,
le va-et-vient des vers,
le bourdonnement inlassable des lumineux essaims de mouches.
Au rythme de cette musique unique,
stimulés par ce merveilleux parfum,
Onelia et moi nous continuons de tourner autour du grand promontoire et quand
(rarement),
nous levons la tête,
c’est pour contempler l’arrivée,
l’hommage déferlant,
volontaire,
des extraordinaires créatures :
des rats,
encore des rats,
des souris,
des cafards royaux de taille gigantesque,
des lombrics resplendissants aux vives silhouettes.
Nous avons ouvert grand les portes afin qu’ils puissent entrer sans difficulté.
Et ils affluent en permanence.
En groupes.
En immenses escadrons.
Dans un vacarme rythmé et magnifique ils s’entassent cérémonieusement à nos pieds puis vont
leur chemin jusqu’à l’énorme butte sur laquelle ils s’abattent,
formant une montagne en perpétuelle frénésie.
Nuage solide qui s’agrandit,
s’élève,
se répand.
Dans un mouvement éternel,
dans un délire changeant,
rythmique,
inquiet,
sourd,
unique.
La grande apothéose.
La grande apothéose.
En hommage à maman.
Par et pour maman.
La grande apothéose.
Avec elle au milieu
15.
divine,
recevant l’hommage.
Attendant après nous.
16.
Vers toi nous allons,
Onelia et moi ;
ayant encore suffisamment d’énergie
(insufflée par toi sans doute)
pour arriver jusqu’à ton promontoire et nous offrir,
radieux.
À grand-peine,
Onelia parvient à se frayer un passage entre les merveilleuses créatures.
Écartant rats et souris absorbés à ronger,
provoquant des tourbillons de mouches et de cafards qui se posent aussitôt sur place,
plongeant les mains dans le plat tumultueux que forment les vers,
elle parvient à récupérer le couteau de table.
Elle me regarde,
craignant que je n’arrive à le lui arracher.
Elle pousse un petit hurlement de jubilation et,
sans plus tergiverser,
elle s’écroule au-dessus du grand tumulte.
Les nobles cafards,
les superbes rats,
les vers parfumés et royaux qui se cabrent et se replient avec des tours magnifiques la
recouvrent sur-le-champ.
17.
Nous sommes les vers.
Venez et idolâtrez-nous.
Venez, et en vous prosternant avec soumission devant nous, seuls maîtres de
l’univers, écoutez
en grande solennité, pompe et dévotion notre discours, bref, mais tranchant :
Des siècles et des siècles de sacrifice et tout cela pour nous.
Un millénaire, mille millénaires et mille autres encore : tout cela pour nous.
Infamies et nouvelles trahisons,
ambition sur ambition, châteaux, tours, divines toges, édifices aériens, cortèges
et super-bombardements,
explosions,
escrocs qui vont et viennent : tout cela pour nous.
Expériences, congrès,
infiltrations,
esclaves et nouveaux esclavages, élections et
nouvelles abominations,
couronnements et autonominations,
révolutions ou involutions :
flagellations, crucifixions, épurations et
expulsions :
Tout cela pour nous.
Cessez pour un instant le caquetage ou la génuflexion, le toast ou la sentence et
rendez-nous l’hommage que nous méritons. Admirez
nos splendides silhouettes. Nous sommes la philosophie, la
logique la physique et la métaphysique. Nous possédons en outre un sens pratique
ancien et exemplaire : nous rampons.
comment pourrait-on nous mutiler puisque nous sommes dépourvus de membres ?
Qui oserait nous exiler, puisque nous sommes les dieux souterrains ?
Voudriez-vous nous crever les yeux alors que nous n’en avons pas besoin ?
Si vous nous mettez en pièces, nous nous multiplions.
Qui pourra nous attribuer une conscience coupable puisque nous savons que dans
le pourrissoir du monde, tous les corps ont la même saveur et tous les
cœurs empestent ?
Quel dieu pourra nous condamner (encore moins nous anéantir) puisque nous
existons précisément parce qu’il y a une condamnation, puisque
nous sommes issus de l’anéantissement. De quelle manière pourriez-vous nous
dévorer puisque, après nous avoir dévorés,
nous finissons par dévorer le dévorateur.
Mouche, cafard, rat : leur victoire, même triomphale,
termine à l’endroit où je règne, en vrillant.
Comment me détruire si dans la destruction se trouve ma victoire ?
Où courez-vous que mon corps sans pieds ni ailes ne vous atteigne,
que mon corps sans bras ne vous embrasse ?
Que mon corps sans bouche ne vous dévore ?
Capitulez, définitivement, capitulez.
J’ai entendu comment, dans cette assemblée, on a discuté de la
rose et des dieux.
Faudra-t-il que, pour exalter ma beauté je doive me comparer à des créatures aussi
éphémères ?
Franchement, je déteste les comparaisons puériles, le défi trop facile,
Le combat où le triomphe m’est acquis d’avance.
Ainsi donc, dispersez-vous jusqu’au moment du sacrifice,
tournez, faites quelques galipettes, deux ou trois bonds,
dansez, pendez quelqu’un, tirez-vous les cheveux.
Inventez de nouvelles escroqueries ou profitez des anciennes,
mortifiez votre voisin et, si vous le pouvez,
grossissez
grossissez
grossissez.
Quelle ironie : bien que nous soyons, vous et moi, les seules créatures du monde
appelées sans aucun doute à se retrouver, je ne puis vous dire
« littéralement » au revoir.
18.
Le grand moment est venu.
Celui où je dois rejoindre maman.
Je dois ?
Ai-je dit
je dois ?
Je veux,
je veux,
c’est le mot.
Finalement je peux,
en plongeant dans le tourbillon des bestioles…
Bestioles ?
Comment un tel mot a-t-il pu sortir de ma bouche ?
Ma mère,
ma mère adorée,
cette chose qui remue ici devant moi,
peut-on l’appeler bestioles ?
Ce sont des bestioles,
ces créatures merveilleuses qui m’attendent et auxquelles je dois me livrer ?
Mais j’ai encore dit
je dois ?
Comment puis-je être aussi misérable,
comment puis-je oublier qu’il ne s’agit pas d’un devoir,
mais d’un honneur,
d’un acte volontaire,
d’une jouissance,
d’un privilège…
Avec l’énorme couteau entre les mains je tourne autour du tumulus qui se replie,
se répand et tressaille,
secoué par toutes les bestioles…
Mais quoi,
ai-je encore dit
bestioles ?
Et je ne m’arrache pas la langue ?
Sans doute la félicité qui m’enivre à l’idée que bientôt je ferai partie de ce promontoire parfumé me fait dire des niaiseries.
Vite je dois
(je dois ?)
me dépêcher.
Une minute de plus est une preuve de lâcheté.
Toutes mes sœurs sont déjà là,
près de maman,
formant un seul ensemble merveilleux.
Et toi,
espèce de lâche,
tu continues de tourner autour du tumulus,
le couteau de table entre les mains sans l’enfouir vaillamment dans ta poitrine,
d’un seul coup.
Qu’attends-tu ?…
Je m’arrête près des sacrifiées.
Mais est-il possible que tu les nommes
sacrifiées ?
Je m’arrête,
finalement,
près du promontoire que forment mes douces sœurs si belles,
pleines d’abnégation,
immolées…
Comment cela,
immolées,
misérable ?
Je m’arrête devant le tumulus de mes quatre sœurs consacrées.
De toutes mes forces,
je serre le manche du couteau,
je le brandis contre ma poitrine.
Je pousse.
Mais il ne pénètre pas.
Sans doute tant de semaines à tourner autour du tumulus sans manger m’ont-elles vidé de mes
forces.
Mais je dois réussir.
Je dois continuer.
Je dois en finir une bonne fois…
J’arrive au salon envahi aussi par le parfum de maman et de mes sœurs.
J’ouvre la porte de la véranda que le vent avait claquée.
Je place le couteau entre le chambranle et la porte que j’entrouvre maintenant de sorte que
l’arme reste parfaitement ferme et verticale,
pour me jeter sur elle afin qu’elle s’introduise d’elle-même dans mon corps.
Ainsi que je l’avais vu faire une fois à un personnage,
dans un film que j’étais allé voir au bourg,
en cachette de maman…
Je me souviens comment ça se passait :
le personnage plaçait le couteau entre le chambranle et la porte,
qu’il refermait.
Et il se jetait dessus,
afin de se suicider.
Sans laisser
(naturellement)
la moindre trace sur l’arme…
Comment s’appelait ce film ?
Et surtout,
l’actrice ?…
Cette femme si belle qui fut accusée du crime…
Etait-ce sa femme ?…
Mais est-ce possible,
je pense à des bêtises pareilles alors que là,
dans la chambre,
se trouve maman,
à l’affût.
Qui attend,
qui m’attend,
de même que toutes mes sœurs.
C’est le moment…
Ingrid Bergman !
Ingrid Bergman !
Je m’en souviens.
C'est le nom de l’actrice.
-Mais que fais-tu,
en voilà des sottises
-Ingrid Bergman !
-Ingrid Bergman !
Mais quels mots dis-tu là,
maudit…
J’ouvre la porte et le couteau tombe par terre.
Au-delà de l’immense champ de sable qui était naguère la cour et le pâturage
-toute la propriété-
on distingue dans le lointain les silhouettes de quelques arbres,
et le ciel.
Un instant,
je me retourne.
J’entends le remue-ménage furieux de toutes les bestioles qui grouillent là-dedans.
Je m’approche pour contempler le spectacle…
Je crie plus fort :
Ingrid Bergman !
Ingrid Bergman !
en dominant le vacarme des rats et des autres animaux.
Je répète,
Ingrid Bergman,
Ingrid Bergman,
et je me jette sur les sables,
je traverse,
oui je traverse le pâturage,
l’immense esplanade,
j’atteins les premiers arbres…
J’aime la puanteur de ces arbres ;
j’adore l’odeur fétide de l’herbe dans laquelle je me vautre.
Ingrid Bergman !
Ingrid Bergman !
Je suis fasciné par l’odeur de putréfaction des roses.
Je suis un misérable.
Je ne peux éviter d’être contaminé par l’air de la campagne.
Ingrid Bergman !
Je me frappe,
encore et encore.
Pourtant je rampe dans le bois,
je m’appuie aux troncs,
je me raccroche aux feuillages et je m’enivre des fétides émanations des lys…
J’arrive à la mer,
je me dépouille de tous mes vêtements et,
définitivement lâche,
j’aspire la brise.
Nu,
je m’élance dans les vagues qui sans doute doivent sentir très mauvais.
J’avance toujours sur l’écume qui doit être pestiférée.
Ingrid Bergman !
Ingrid Bergman !
Et je saute.
Je saute sur la blanche,
transparente
-puante ?-
émue…
Je suis un traître.
Décidément je suis un traître.
Heureux.
Première version (perdue), septembre 1973
Deuxième version, novembre 1980